L’éternuement de Staline

Publié: 20/07/2012 dans 1, Humour
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Au cours d’une réunion politique, Staline prend la parole pour un discours fleuve. Il parle, il parle, il parle. Soudain, un violent éternuement rompt le fil de son discours. Staline lève la tête et demande :
– Qui a éternué?
Seul un silence terrifié lui répond. Staline repose sa question. Nouveau silence.
– Gardes, fusillez le premier rang, rugit Staline.
Aussitôt dit, aussitôt fait. De nouveau, Staline veut savoir qui a éternué, mais personne ne répond.
– Gardes, fusillez le second rang, ordonne Staline.
Le second rang liquidé, Staline pose encore une fois sa question, et un homme sort du troisième rang et dit :
– C’est moi, camarade.
– A tes souhaits, camarade, – répond Staline avant de reprendre son discours.

http://www.books.fr/blog/turing-von-neumann-et-la-naissance-de-lordinateur/

Jean GADREY » Blog Archive » À partir de quel niveau de revenu est-on riche ?.

Contre Copé, l’urgence Todd par Daniel Schneidermann

Publié: 30/03/2011 dans Non classé

Contre Copé, l’urgence Todd par Daniel Schneidermann

(Source http://www.arretsurimages.net)

Ce qui concourt énormément (principalement ?) à la séduction de Todd, c’est sa langue. Un intellectuel, une grosse tête, bardé de chiffres, de données, ayant digéré tous les parchemins et tous les grimoires, et qui en ressort indemne, regard affûté, insolence intacte, jubilant toujours de faire des moustaches à la Joconde pendant que le gardien regarde ailleurs, et sidérant ses publics par cette capacité, surhumaine quand on s’est frotté toute sa vie à la langue de coton de l’élite, d’appeler un chat un chat. Il fallait entendre le tsunami Todd balayer France Inter ce matin, à grands coups de « Sarkozy considère que la droite est surtout riche et raciste, il se trompe », de « l’euro est foutu, tout le monde le sait » (tête de Guetta ! On la voyait, même à la radio), de « Mé lenchon est un gugusse, cet amour de la Chine, franchement », ou de « le peuple français n’est pas raciste, il est malheureux ». Un moment rare de radio, que je vous conseille d’écouter en totalité pour bien commencer la journée (et qui explique le retard exceptionnel du TGV du matinaute, pardon, ça ne se reproduira pas).

Puissance de cette langue intacte, qui nous réconcilie pour quelques secondes avec le discours public, nous guérit, nous console, de la langue de coton, justement, que nous infligent matin après matin les radios. Saisissement de cette transgression. Tétanisation ravie de l’auditeur. Ensuite, réfléchir. Le protectionnisme européen, que préconise Todd, est-il vraiment une solution à la désespérance sociale européenne, et française ? Suffit-il de sortir de l’euro, ou d’en offrir la perspective, pour que se dissipent tous les nuages ? Todd le laissait entrevoir sur notre plateau ce mois-ci, (1) où nous évoquions les révolutions arabes: l’économie n’est pas son coeur de métier. Donc, ne pas le prendre pour argent comptant. Ne pas s’inventer, à la h&aci rc;te, un faux prophète de plus. Mais de grâce, en débattre. Inclure dans la discussion publique cette pensée fulgurante, cohérente, et intègre. La placer au centre du village. La réfuter, si elle est réfutable, sans les esquives habituelles. Là. Maintenant. Tout de suite. Urgence nationale.

A propos de langue de coton, avant de me laisser submerger par le déferlement Todd, je souhaitais ce matin saluer comme elle le mérite l’incursion d’un très grand texte littéraire dans le débat quotidien, trop souvent médiocre. Dans une « lettre à un ami musulman », un grand humaniste contemporain tend enfin la main, à travers cet ami, à l’Islam de France tout entier, pour le décharger du fardeau des calomnies et des caricatures. C’est le texte qu’on attendait. Le cri d’espoir et de fraternité qui, peut-être, va avoir une chance de renverser la table. Qu’en dire ? Je cherchais l’angle d’attaque, mais c’est Todd qui m’a offert le meilleur: cette sourde prise de conscience que les violences que l’on nous inflige, et les parades qu’il nous faut inventer, sont d’abord, dans l’immédiat, linguistiques. Dans l’ordre, donc, pour comprendre ce que je tente confus& eacute;ment d’exprimer, lisez ce matin la « lettre à un ami musulman » (2) de Jean-François Copé, et écoutez Todd.

Certains clients de courrier électronique bloquent l’accès direct aux liens. Aussi, vous trouverez ci dessous et en clair l’ensemble des adresses web de ce présent message :

(1) http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=3800

(2) http://www.lexpress.fr/actualite/politique/cope-lettre-a-un-ami-musulman_977445.html

Le douloureux exode des chrétiens d’Orient

Publié: 28/03/2011 dans Non classé

Ciblés par Al-Qaeda, menacés dans leur quotidien, les coptes d’Egypte ou les chaldéens d’Irak, persécutés, fuient leur pays, berceau du christianisme. Rencontre à Créteil avec des rescapés de l’attentat de la cathédrale de Bagdad.

Le 8 mars une église copte est incendiée au Caire. La communauté chrétienne d’Egypte s’inquiète à nouveau. Pourtant, quelques semaines plus tôt, place Tahrir, chrétiens et musulmans ont lutté ensemble pour la chute de Moubarak. Que peuvent attendre les minorités chrétiennes du printemps arabe ? Pour le moment, peu de signaux encourageants. Surtout en Irak, où le danger nourrit toujours leur exode. Dès qu’il le peut, le père Raphaël Kutheimi se rend au centre de transit de France terre d’asile …

Source @liberation http://www.liberation.fr/monde/01012327834-le-douloureux-exode-des-chretiens-d-orient

Crise oblige, les irlandais reprennent le chemin de l’exil. Le pays où le plus grand musée est consacré à l’histoire de l’immigration, connait une enième vague de départ. La diaspora est célébrée avec mélancolie dans la poésie et les chansons irlandaises et si par le passé on mettait cela sur le compte des britanniques, il en est autrement aujourd’hui. D’après The Independant, quand le récit de cette nouvelle vague sera archivé sur Facebook et Twitter, les futurs historiens sauront qu’il faudra en faire porter la responsabilité au gouvernement irlandais et à la cupidité créée par une énorme bulle immobilière dont la facture avoisine 50 milliards de €.

Les polonais s’apprêtent à « envahir » l’Allemagne voisine, dont l’economie décolle et la population vieillit. Ceci aura lieu en Mai 2011, date de l’ouverture totale du marché du travail aux polonais. Ces futurs départs massifs auront des conséquences à long terme. La société polonaise vieillit, elle aussi, et sera obligée d’ouvrir le pays à la main d’œuvre étrangère… (source Gazeta Wyborcza)

Et pour compléter ce panorama « Immigration, Exil et marché du travail » je vous invite à lire l’interview de Giovanni Peri, professeur à l’université de Davies (Californie) publié dans le Foreign Policy in Focus, et qui ne considère pas les travailleurs étrangers comme une menace, bien au contraire leur afflux stimule l’économie américaine et fait grimper les salaires, ce qui contredit la théorie de l’offre et la demande. (A lire dans
CourrierInternational,14/10)

@haiter 2010

L’auteur de l’escroquerie la plus fracassante de l’histoire américaine s’acclimate en prison. Ses codétenus l’admirent, lui demandent conseil, et sa conscience est enfin libérée du secret.

Reportage de Steve Fishman – NewYork Magazine. (traduction @courrierinternational)

En août 2009, peu après son arrivée à la prison fédérale de Butner, en Caroline du Nord, Bernard Lawrence Madoff fait la queue pour prendre ses médicaments contre l’hypertension quand il entend un codétenu le héler. Madoff, 71 ans à l’époque, auteur de l’escroquerie pyramidale la plus dévastatrice de l’histoire, est vêtu comme tous les prisonniers : treillis standard, nom et matricule inscrits sur la poche de son tee-shirt. La promenade, meilleur moment de la journée du détenu, touche à sa fin. Madoff aime se balader sur les sentiers de gravier, parfois accompagné de l’ex-mafioso Carmine Persico ou de l’ex-agent double Jonathan Pollard.

Madoff a l’habitude d’entendre son nom lancé par d’autres détenus. Depuis le 14 juillet 2009, date de son incarcération, il les fascine. Les prisonniers ont attentivement suivi sa carrière criminelle à la télévision. Souvent, un camarade lui lance un“Hé, Bernie” admiratif, alors qu’il balaie la cafétéria, “j’t’ai vu à la télé.” En retour, Madoff hoche la tête avec un signe de la main et un demi-sourire de sphinx. Mais ce soir-là, le détenu curieux bombarde Madoff de questions sur les victimes de son escroquerie de plus de 50 milliards de dollars [40 milliards d’euros]. Selon K.C. White, ancien braqueur de banque devenu artiste peintre, l’habituel sourire de Madoff se fige tout à coup.“J’emmerde mes victimes, crie-t-il assez fort pour que d’autres détenus l’entendent. Je les ai portées à bout de bras pendant vingt ans, et maintenant j’en ai pris pour cent cinquante ans.”

Pour Bernie Madoff, vivre dans le mensonge était naguère un job à plein-temps, une source d’anxiété constante. “C’était un cauchemar pour moi”, a-t-il confié aux enquêteurs, répétant le mot encore et encore comme si la véritable victime, c’était lui.“Si seulement on m’avait arrêté six ou huit ans plus tôt…” La prison a donc été une sorte de soulagement pour Madoff. Même sa première incarcération, dans le terrible Metropolitan Correctional Center (MCC) de New York, où il était enfermé vingt-trois heures par jour tout au long des quatre mois de son procès, fut pour lui une sorte de havre de paix. Il n’avait plus à craindre qu’on vienne frapper à sa porte pour siffler la fin de partie. Et il n’avait plus à dire des choses qu’il ne pensait pas. Depuis, Bernie peut enfin être lui-même. L’ancien compagnon de cellule de Pollard, John Bowler, se souvient d’une conversation entre Pollard et Madoff : “Bernie racontait l’histoire d’une vieille dame qui était venue lui réclamer son argent. Il lui signe un chèque en lui disant : ‘Voilà votre argent.’ En voyant la somme, elle s’écrie : ‘C’est incroyable !’ et ajoute ‘reprenez-le’, avant d’encourager tous ses amis [à investir].” Comme Pollard trouvait que cette manière de profiter de personnes âgées était “un peu pourrie”, Madoff, sans état d’âme, lui a répondu : “Eh bien, c’est ce que j’ai fait.” “Tu auras des comptes à rendre devant Dieu”, a conclu Pollard.

Ce jugement n’a guère ébranlé Madoff. Il a depuis longtemps dépassé le stade des excuses. En prison, il s’est forgé sa propre version des faits. Depuis le MCC, Madoff a décrit dans quel piège il se trouvait. “Les gens n’arrêtaient pas de me balancer de l’argent”, a-t-il expliqué à un visiteur de prison. “Si un type voulait investir et que je refusais, il disait : ‘Quoi, je ne suis pas assez bien ?’”

Madoff a donné une autre version à Shannon Hay, un trafiquant de drogue détenu dans le même bâtiment à Butner et libéré en décembre 2009 : “Il disait qu’en fait il prenait l’argent de gens riches et cupides qui en voulaient toujours plus.” En d’autres termes, ses victimes avaient bien mérité leur sort. Il se trouve que l’honneur joue un grand rôle chez les voleurs, ce qui a tourné à l’avantage de Madoff. Dans l’univers carcéral, il est l’incarnation du succès, et sa réussite spectaculaire lui vaut l’admiration. “Un héros, a écrit Robert Rosso, un condamné à perpétuité, sur le site Internet qu’il a créé, Convictinc.com.C’est peut-être le plus grand escroc de tous les temps.” Du jour où le matricule 61727-054 est arrivé, menotté et enchaîné dans le plus douillet des quatre centres pénitentiaires à sécurité minimale de Butner, il est aussitôt devenu une célébrité, même si ses admirateurs sont désormais des meurtriers et des délinquants sexuels. Butner abrite déjà quelques gros poissons. Pollard, le célèbre espion israélien, purge sa peine de prison à vie dans le même bâtiment que Madoff. La cellule de Persico, ancien parrain de la famille Colombo, n’est pas loin non plus. Omar Ahamad-Rahman, le cheikh aveugle impliqué dans l’attentat de 1993 contre le World Trade Center, se trouve lui aussi à Butner.

Mais Bernard Lawrence Madoff sort tout de même du lot. Les prisonniers se souviennent tous du jour où il est arrivé. “C’était comme si le président des Etats-Unis était venu en visite”, m’a raconté quelqu’un qui était à Butner ce jour-là. Des hélicoptères de la télévision survolaient le complexe, et l’administration avait dû confiner certains prisonniers dans leur cellule. D’entrée de jeu, il avait des groupies, selon certains détenus. “Tout le monde essayait de lui lécher le cul”, raconte Shawn Evans, qui a passé vingt-huit mois à Butner. On lui réclamait des autographes. “Il était ravi de sa célébrité”, confirme Nancy Fineman, avocate de quelques unes des victimes de Madoff, à qui il a accordé un entretien juste après son arrivée à Butner. Madoff semblait à la fois surpris et réjoui de ce traitement ­grandiose, mais pas question de signer quoi que ce soit. Même en cellule, il n’allait pas galvauder son nom. “Il a toujours un énorme ego”, me glisse Fineman. Chose étonnante, son orgueil semble intact. H. David Kotz, inspecteur général à la Security and Exchange Commission (SEC), le gendarme boursier américain, s’est efforcé de comprendre comment les manipulations frauduleuses de Madoff avaient pu échapper à la vigilance de ses services, et Madoff a proposé de l’éclairer. Il a commencé par lui rappeler son importance : “J’ai élaboré une grande partie des règles du monde financier…” Il a insisté au passage sur le fait qu’il avait été un “trader de premier ordre”,doté d’une stratégie solide, pour conclure que c’était avant tout à son succès qu’il devait ses ennuis.

Il fait le ménage dans la cafétéria pour 14 cents de l’heure

En prison, Madoff n’a pas non plus cherché à masquer son ego. Beaucoup de prisonniers – j’ai parlé à plus d’une vingtaine de pensionnaires actuels et passés de Butner (mais pas à Madoff) – peuvent raconter ses exploits, les tenant de Madoff lui-même.“Il m’a raconté qu’il pouvait faire tourner un globe terrestre, poser son doigt n’importe où, et que, soit il s’y était déjà rendu, soit il avait une maison là-bas”, se souvient un ancien trafiquant de drogues, relâché depuis, “j’étais ébahi”. Bowler, autre narcotrafiquant se rappelle avoir regardé, assis à côté de Madoff, un reportage de 60 Minutes [le plus connu des magazines d’actualité de la télévision américaine] qui lui était consacré : “‘Bernie, tu leur as pris des millions’, je lui ai dit.‘Non, des milliards’, qu’il m’a répondu.”

Les détenus sont impressionnés par l’énormité du coup réalisé par Madoff, et certains ont même sollicité ses avis pour concrétiser leurs ambitions. Madoff a toujours aimé conseiller les riches et les personnes influentes. Son charme était au cœur même de son escroquerie. Comment expliquer autrement que les plus riches hommes d’affaires aient fait une confiance aveugle à cet ancien sale gosse des faubourgs de New York. “Il veut qu’on se souvienne de lui comme d’un seigneur de Wall Street”, commente Nancy Fineman. Aux yeux des prisonniers, il est encore un seigneur. Ils l’assiègent littéralement dans l’espoir d’obtenir des conseils financiers. Madoff a accumulé les symboles du succès et, pour ses codétenus, c’est là l’essentiel.“Ils rêvent tous de rentrer chez eux, de démarrer un nouveau business, de s’acheter des voitures et des maisons”, m’écrit un prisonnier. Mais si Madoff est un conseiller financier respecté, il est aussi une cible. “[En prison], les gens ne cherchent pas à devenir votre ami, sauf pour en tirer avantage”, m’explique un ancien détenu. Tout le monde s’imagine qu’un escroc aussi doué que Madoff doit avoir planqué son butin quelque part, et qu’il pourrait bien finir par dévoiler sa cachette. “Où tu l’as planqué ?” lui a demandé White un jour, à la promenade, alors qu’ils marchaient ensemble. “C’est comme H2O”, lui a répondu Madoff, mimant de l’eau coulant entre ses doigts. Heureusement pour Madoff, il a atterri à Butner Medium I, surnommé “Camp Nounours” par ceux qui ont connu d’autres établissements. Medium I, qui compte 758 pensionnaires, abrite certains prisonniers trop fragiles pour survivre dans d’autres institutions, dont des pédophiles et des balances. La prison a été créée durant une courte période d’optimisme pénal, dans une perspective d’humanisation de l’expérience carcérale. L’endroit ressemble à un campus, avec des espaces verts. “Il y a des fleurs et des arbres ; vous pouvez vous allonger sur l’herbe et bronzer, m’a raconté un ancien détenu en riant. Il n’y a même pas de barreaux aux fenêtres.” On y trouve une salle de gym, une bibliothèque, des tables de billard, une chapelle, un terrain de volley-ball et un sauna. Mais aussi “douce” soit-elle, la prison reste une épreuve. Sur la route de Butner, Madoff a sympathisé avec Herb Hoelter, un visiteur de prison qui aide les prisonniers célèbres à s’adapter à leur nouvelle vie. “Qu’est-ce que je vais faire de ma vie maintenant ?” lui a demandé Madoff. C’est le défi existentiel de l’enfermement, en particulier pour ceux qui sont condamnés à perpétuité.

Mais Madoff n’a jamais été un intellectuel – il a la mentalité d’un “mécanicien”, m’a expliqué un gérant de fonds spéculatifs. Il aime les choses simples qui fonctionnent.“Bernie s’est mieux adapté que moi”,reconnaît Hay, qui dormait à quelques mètres de lui. “On avait l’impression qu’il n’avait pas de soucis. J’étoufferais, si je devais passer d’une maison de 8 millions de dollars [la valeur de son loft new-yorkais] à une cellule de 7 mètres carrés. Et pourtant, je ne l’ai jamais entendu se plaindre.” A Butner, Madoff a veillé à s’assurer un séjour tout confort. Un détenu lui lave son linge pour 8 dollars par mois, rapporte Bowler. Une fois par semaine, Madoff transmet sa liste de courses à l’intendance. Un détenu ne peut dépenser que 290 dollars par mois [220 euros], mais les tarifs sont raisonnables. Une radio coûte un peu moins de 18 dollars et la nourriture est bon marché. Les macaronis au fromage, l’un des plats préférés de Madoff, reviennent à 60 cents, et une canette de Coca-Cola Light, sa boisson favorite, 45 cents. Les conditions de vie de Madoff n’ont certes plus aucun rapport avec ce qu’il a connu, mais il s’est adapté, en bon escroc. Il sait vivre chichement, une qualité peut-être héritée de jours moins glorieux dans le Queens [Madoff était à ses débuts plombier]. Il s’est acheté des choses essentielles, une radio et des écouteurs, un jogging. Il a fait des provisions et stocké friandises et nourriture dans le casier de sa cellule.

Madoff s’est lancé dans le monde du travail carcé ral, postulant pour de nombreux postes avec la même énergie qu’un étudiant fraîchement diplômé. Il a dit à Nancy Fineman que, à son âge, il n’était pas obligé de travailler, mais que faire de son temps ? Il a toujours travaillé – pérenniser une escroquerie est une lutte de tous les instants – et il espérait au départ un poste de jardinier. Il a également proposé de se charger du budget. Après tout, il a des références, n’a-t-il pas été président du NASDAQ, la bourse new-yorkaise des valeurs technologiques ? Selon un compte rendu du 13 août 2009, Madoff est en fait chargé de l’entretien. Il a été affecté à la cafétéria, où il se balade, muni d’un balai et d’une poubelle, ramassant la nourriture tombée par terre pour la somme de 14 cents de l’heure : le salaire normal des nouveaux venus. La prison est une société tribale et chacun reste dans son clan. Certains sont fidèles à leur Etat d’origine – il y a un “gang”, comme on dit pour les groupes de détenus, de Floride et un gang new-yorkais. La race ou la nationalité d’origine sont d’autres critères de distinction. Les Italiens comme Persico ont aussi leur gang. On voit souvent Persico avec Rosso, fondateur de Convictinc.com, avec John Conza, faussaire new-yorkais, et, lorsqu’il était là, avec Joseph Testa, membre de la famille Gambino, de Brooklyn, un des tueurs les plus diligents de la mafia. D’autres prisonniers s’organisent en fonction de leur peine. Madoff s’est associé à un groupe qui se nomme, en plaisantant à moitié, “le gang des perpètes”. Pollard l’espion – qui, actuellement en instance de libération, a tout de même été emprisonné quasiment toute sa vie d’adulte – en est l’un des meneurs. Aujourd’hui âgé de 55 ans, il est plus gros et plus chauve que lors de sa dernière condamnation, en 1987, mais c’est aussi le conteur du groupe, le spécialiste du folklore carcéral qui régale ses camarades d’histoires macabres d’anciens détenus, choquant même ceux qui sont depuis longtemps derrière les barreaux. Mais le statut de célébrité de Madoff le place au-dessus de toutes les hiérarchies de la prison. Au début de son séjour, il s’asseyait sur les bancs du terrain de pétanque avec Persico – ils ne sont plus aussi proches maintenant. Il s’entend aussi parfaitement avec les détenus noirs, il discute avec eux, se joint à eux, et blague aussi occasionnellement avec certains. Il a d’ailleurs partagé quelque temps sa cellule avec un trafiquant de drogue noir. Sans le moindre conflit. Et Madoff a posé pour White, l’artiste de la prison, qui est noir, enfreignant même ses propres règles en apposant son paraphe en exergue du portrait.

Son timbre de voix est différent quand il parle de sa femme

Avec le temps, alors que sa célébrité s’est érodée, même les prisonniers qui vivent à ses côtés se sont aperçus qu’il pouvait soudain se fermer, devenir énigmatique. Il répond lorsqu’on lui adresse la parole. Parfois, il regarde au loin, les yeux dans le vide. Il se balade dans les couloirs la nuit. Peut-être est-ce de la timidité, Madoff s’est longtemps montré réservé, même au Palm Beach Country Club, où il rencontrait une grande partie de ses victimes. Une chose le trouble, cependant, et les détenus l’ont bien remarqué. Les prisonniers sont coupés de leurs proches et Madoff est père de famille. Or, même en prison, il se considère comme chef de famille. Un jour, Hay a déclaré à Madoff que, à sa place, il se serait enfui : “Si j’avais ton argent, j’aurais quitté ce pays, j’aurais changé de tête et tout le reste.” “J’ai une famille”, a rétorqué Madoff. Il n’est pas allé plus loin avec Hay, mais il s’est montré plus disert avec les avocats. Après tout, personne ne connaît mieux Madoff, ou du moins ne s’y intéresse davantage que les avocats qui le poursuivent en justice. Nancy Fineman se souvient que, alors qu’elle essayait de se concentrer sur son système pyramidal, Madoff lui a longuement parlé de sa femme Ruth. Sur quatre heures et demie d’entretien, c’est le seul moment où Nancy Fineman a éprouvé de la sympathie pour lui. “Il m’a raconté qu’il était parti à l’université mais qu’elle lui manquait. Alors il est revenu à New York. Sa voix avait un timbre différent lorsqu’il parlait d’elle. C’est la seule fois où je l’ai senti ému”, se souvient Nancy Fineman. Les fils de Madoff, toujours susceptibles d’être inculpés, ont disparu de son entourage. On leur a recommandé de rompre toute communication avec leur père.

Ruth, elle, est toujours à ses côtés et lui rend visite à Butner. Si elle n’est plus poursuivie sur le plan pénal, elle n’en est pas moins ruinée. En retournant en cellule après une visite, il a lâché, nostalgique : “Elle est partie jouer au golf”, une activité qu’ils adoraient partager. Les détenus ont compris son attachement et n’ont cessé de le “titiller” à ce sujet, comme me l’a dit l’un d’entre eux. Ils ont vu des photos de Ruth dans les journaux. C’est une blonde encore piquante et souriante qui leur semble bien plus jeune que Madoff et dont ils pensent qu’elle est un autre de ses trophées (Madoff ne les contredit pas, bien qu’elle n’ait que trois ans de moins que lui). “Dès que je sors, j’irai lui tenir compagnie”, plaisantent-ils. Pollard, l’ami de Madoff, le taquine lui aussi : Madoff aurait intérêt à manger sainement et à garder la ligne. Et Hay d’ajouter : “Ta femme est encore jeune !” Madoff rit. Mais il est réaliste, il l’a toujours été, malgré le mirage financier qu’il a créé. “Je suis condamné à cent cinquante ans de prison, et j’ai 71 ans, leur a-t-il répliqué.Rester en forme n’est pas ma principale préoccupation.”

C’est en lisant ce matin l’humeur de Didier Brown dans l’équipe que j’ai compris cette histoire de ramasseur de balles qui colle aux basques de Thomas Muller, le jeune joueur allemand.
« il n’est pas rare qu’un champion commence sa carrière comme ramasseur de balles, tout heureux s’approcher ses idoles, de se sentir un peu acteur parmi eux et espérant tellement recueillir quelques autographes à la fin du match qu’il gardera longtemps dans un cahier jauni. Il est plus rare qu’un ramasseur de balles atteigne les demi-finales de la coupe du monde quatre mois plus tard. C’est ce qui arrive à Thomas Müller (20ans). Le 2 mars dernier, la veille du match amical Allemagne-Argentine (0-1),Diego Maradona s’était offusqué d’avoir pour voisin, sur l’estrade de la conference de presse, un ramasseur de balles anonyme. ” Qu’est-ce qu’il fait là ?”,s’était-il insurgé, vexé de se retrouver en aussi roturière compagnie, avant d’ajouter : “ Puisque c’est comme ça, je m’en vais.” Celui qu’il prenait pour un gosse du coin était Thomas Müller, qui allait disputer le lendemain son premier match international. Il en a fait du chemin, en quatre mois, le petit. Hier a-t-il pensé à aller demander un autographe à Maradona?  »
Didier Brown L’EQUIPE 04/07.

Nous traversons actuellement une crise de grande ampleur et d’envergure internationale. Je ne parle pas de la crise économique mondiale qui a débuté en 2008 ; je parle d’une crise qui passe inaperçue mais qui risque à terme d’être beaucoup plus dommageable pour l’avenir de la démocratie, une crise planétaire de l’éducation.

De profonds bouleversements sont en train de se produire dans ce que les sociétés démocratiques enseignent aux jeunes et nous n’en avons pas encore pris toute la mesure. Avides de réussite économique, les pays et leurs systèmes éducatifs renoncent imprudemment à des compétences pourtant indispensables à la survie des démocraties. Si cette tendance persiste, des pays du monde entier produiront bientôt des générations de machines utiles, dociles et techniquement qualifiées, plutôt que des citoyens accomplis, capables de réfléchir par eux-mêmes, de remettre en cause la tradition et de comprendre le sens des souffrances et des réalisations d’autrui.

De quels bouleversements s’agit-il ? Les humanités et les arts ne cessent de perdre du terrain, tant dans l’enseignement primaire et secondaire qu’à l’université, dans presque tous les pays du monde. Considérées par les politiques comme des accessoires inutiles, à un moment où les pays doivent se défaire du superflu afin de rester compétitifs sur le marché mondial, ces disciplines disparaissent à vitesse grand V des programmes, mais aussi de l’esprit et du cœur des parents et des enfants. Ce que nous pourrions appeler les aspects humanistes de la science et des sciences sociales est également en recul, les pays préférant rechercher le profit à court terme en cultivant les compétences utiles et hautement appliquées adaptées à ce but.

Nous recherchons des biens qui nous protègent, nous satisfassent et nous réconfortent – ce que [l’écrivain et philosophe indien] Rabindranath Tagore appelait notre “couverture” matérielle. Mais nous semblons oublier les facultés de pensée et d’imagination qui font de nous des humains et de nos rapports des relations empathiques et non simplement utilitaires. Lorsque nous établissons des contacts sociaux, si nous n’avons pas appris à imaginer chez l’autre des facultés intérieures de pensée et d’émotion, alors la démocratie est vouée à l’échec, car elle repose précisément sur le respect et l’attention portés à autrui, sentiments qui supposent d’envisager les autres comme des êtres humains et non comme de simples objets. Aujourd’hui plus que jamais, nous dépendons tous de personnes que nous n’avons jamais rencontrées. Les problèmes que nous avons à résoudre – qu’ils soient d’ordre économique, écologique, religieux ou politique – sont d’envergure planétaire. Aucun d’entre nous n’échappe à cette interdépendance mondiale. Les écoles et les universités du monde entier ont par conséquent une tâche immense et urgente : cultiver chez les étudiants la capacité à se considérer comme les membres d’une nation hétérogène (toutes les nations modernes le sont) et d’un monde encore plus hétérogène, et avoir une certaine compréhension de l’histoire et du caractère des différents groupes qui le peuplent.

Si le savoir n’est pas une garantie de bonne conduite, l’ignorance est presque à coup sûr une garantie de mauvaise conduite. La citoyenneté mondiale a-t-elle réellement besoin des humanités ? Elle nécessite certes beaucoup de connaissances factuelles que les étudiants peuvent acquérir sans formation humaniste – par exemple en mémorisant les faits dans des manuels standardisés (à supposer qu’ils ne contiennent pas d’erreurs). Pour être un citoyen responsable, toutefois, il faut tout autre chose : être capable d’évaluer les preuves historiques, de manier les principes économiques et d’exercer son esprit critique, de comparer différentes conceptions de la justice sociale, de parler au moins une langue étrangère, de mesurer la complexité des grandes religions du monde. Disposer d’une série de faits sans être capable de les juger, c’est à peine mieux que l’ignorance. Etre capable d’avoir une pensée construite sur un large éventail de cultures, de groupes et de nations et sur l’histoire de leurs interactions, voilà ce qui permet aux démocraties d’aborder de façon responsable les problèmes auxquels elles sont actuellement confrontées. Et la capacité à imaginer le vécu et les besoins de l’autre – capacité que presque tous les êtres humains possèdent peu ou prou – doit être grandement développée et stimulée si nous voulons avoir quelque espoir de conserver des institutions satisfaisantes, au-delà des multiples clivages qui existent dans toute société moderne.

Des cours magistraux sans participation active

“Une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue”,affirmait Socrate. Il vivait dans une démocratie friande de discours enflammés et sceptique à l’égard de l’argumentation, et paya de sa vie son attachement à cet idéal de questionnement critique. Aujourd’hui, son exemple est au cœur de la théorie et de la pratique des enseignements de culture générale dans la tradition occidentale, et des idées similaires sont à la base du même enseignement en Inde et dans d’autres cultures non occidentales. Si l’on tient à dispenser à tous les étudiants de premier cycle une série d’enseignements relevant des humanités, c’est parce que l’on pense que ces cours les inciteront à penser et à argumenter par eux-mêmes, au lieu de s’en remettre simplement à la tradition et à l’autorité et parce que l’on estime que, comme le proclamait Socrate, cette capacité à raisonner est importante dans toute société démocratique. Elle l’est particulièrement dans les sociétés multiethniques et multiconfessionnelles. L’idée que chacun puisse penser par lui-même et échanger avec d’autres dans un esprit de respect mutuel est essentielle à la résolution pacifique des différences, tant au sein d’une nation que dans un monde de plus en plus divisé par des conflits ethniques et religieux.

L’idéal socratique est toutefois mis à rude épreuve parce que nous voulons à tout prix maximiser la croissance économique. La capacité à penser et à argumenter par soi-même ne semble pas indispensable pour qui vise des résultats quantifiables. Qui plus est, il est très difficile de déterminer la capacité socratique par des tests standardisés. Dans la mesure où les tests standardisés deviennent l’aune au moyen de laquelle on évalue les écoles, les aspects socratiques des programmes et de la pédagogie ont toutes les chances d’être abandonnés. La culture de la croissance économique est friande de tests standardisés et éprouve de l’agacement à l’égard des enseignements qui ne se prêtent pas aisément à ce genre d’estimation.

La pensée socratique est une pratique sociale. Dans l’idéal, elle devrait orienter le fonctionnement de toute une série d’institutions sociales et politiques. C’est aussi une discipline qui peut être enseignée dans le cadre d’un cursus scolaire ou universitaire. Elle est très contraignante pour les enseignants, car elle repose sur des échanges intensifs avec les étudiants, mais elle donne souvent des résultats à la mesure de l’investissement. Encore relativement courante aux Etats-Unis, avec son modèle des liberal arts [enseignements de culture générale], elle est plus rare en Europe et en Asie, où les étudiants entrent à l’université pour se spécialiser sans être tenus de suivre un cursus de culture générale et où le mode normal d’enseignement passe par des cours magistraux, sans feed-back ni participation active des étudiants. Pourtant, il n’est pas utopique de vouloir conférer une dimension socratique à l’enseignement, y compris au niveau scolaire ; c’est tout à fait à la portée d’une collectivité qui respecte l’esprit de ses enfants et les impératifs de la démocratie.

A partir du xviiie siècle, en Europe, en Amérique du Nord et surtout en Inde, des penseurs ont commencé à se démarquer du modèle d’éducation fondé sur l’apprentissage par cœur pour mener des expériences faisant de l’enfant un participant actif et critique. Les théories européennes novatrices – celles, par exemple, de Jean-Jacques Rousseau, de Johann Pestalozzi et de Friedrich Fröbel – ont eu une influence déterminante aux Etats-Unis, par le biais des travaux de Bronson Alcott et d’Horace Mann au xixe siècle puis, au xxe siècle, de John Dewey, indéniablement le plus influent praticien américain de l’éducation socratique et son théoricien le plus brillant. Contrairement à ses prédécesseurs européens, Dewey vivait et enseignait dans une démocratie florissante et son objectif premier était de produire une génération de citoyens démocratiques respectueux les uns des autres. Ses expériences ont laissé une empreinte profonde sur l’enseignement primaire aux Etats-Unis.

La capacité à se mettre à la place des autres

Cela explique que les valeurs socratiques y soient un peu moins malmenées qu’ailleurs dans le monde, où elles sont depuis longtemps passées de mode. Mais les choses évoluent rapidement et l’effondrement de l’idéal socratique n’est pas loin. Pour bien comprendre le monde complexe qui les entoure, les citoyens n’ont pas assez des connaissances factuelles et de la logique. Il leur faut un troisième élément, étroitement lié aux deux premiers, que l’on pourrait appeler l’imagination narrative. Autrement dit, la capacité à se mettre à la place de l’autre, à être un lecteur intelligent de l’histoire de cette personne, à comprendre les émotions, les souhaits et les désirs qu’elle peut éprouver. Cultiver l’empathie est au cœur des meilleures conceptions modernes de l’éducation démocratique, à la fois dans les pays occidentaux et non occidentaux. Cela doit se faire pour beaucoup au sein de la famille, mais les écoles, et même les universités, jouent aussi un rôle important. Pour le remplir correctement, elles doivent accorder dans leurs programmes une place de choix aux humanités et aux arts, qui améliorent la capacité à voir le monde à travers les yeux de quelqu’un d’autre – capacité que les enfants développent par le biais de jeux d’imagination.

Selon le pédiatre et psychanalyste britannique Donald W. Winnicott, le jeu se déroule dans la zone intermédiaire entre soi et l’extérieur, ce qu’il appelle l’“espace potentiel”. C’est là que les enfants d’abord, puis les adultes, expérimentent l’idée d’altérité d’une façon moins menaçante que l’est souvent la rencontre avec l’autre. Dans le jeu, la présence de l’autre devient une source de plaisir et de curiosité, et cette curiosité contribue au développement d’attitudes saines en amitié, en amour et, plus tard, dans la vie politique, comme l’a souligné Winnicott.

Les pédagogues modernes ont très vite compris que le principal apport des arts à la vie post-scolaire était de renforcer les ressources affectives et imaginatives de la personnalité, la capacité à se comprendre soi-même et à comprendre les autres. Il faudra toutefois attendre le xxe siècle et les expériences de Rabindranath Tagore en Inde [voir encadré ci-contre] et de John Dewey aux Etats-Unis pour que les arts accèdent à ce statut de clé de voûte de l’enseignement primaire.

Toutes les sociétés à toutes les époques ont leurs points aveugles, des catégories de la population qui sont particulièrement susceptibles de faire l’objet d’un traitement discriminatoire. L’écrivain américain Ralph Ellison disait à propos de son grand roman, Homme invisible, pour qui chantes-tu ?,qu’il était “un radeau de sensibilité, d’espoir et de divertissement” sur lequel la culture américaine pourrait“négocier les écueils et les tourbillons” qui se dressent entre nous et notre idéal démocratique. L’imagination, affirmait-il, nous permet de développer notre capacité à voir l’entière humanité de gens avec qui nos relations sont au mieux superficielles, au pire polluées par des préjugés avilissants – surtout dans un monde qui a érigé des barrières nettes entre les groupes. Son roman a bien entendu pour thème et pour cible les“yeux intérieurs” du lecteur blanc. Le héros [noir] est invisible pour la société blanche, mais il nous dit que cette invisibilité est un manque d’imagination et d’éducation de la part de cette société, et non une anomalie biologique de sa part à lui.

Le modèle américain est une exception

Dans l’Amérique d’Ellison, le principal problème pour les “yeux intérieurs” était l’impossibilité pour les Blancs de se mettre à la place dévalorisante des Noirs. Tagore, lui, avait identifié comme point aveugle l’intelligence et l’agencéité [agency, capacité d’action] des femmes, et il imaginait des procédés pour développer la curiosité et le respect à l’égard de l’autre sexe. Les deux romanciers affirmaient que, pour comprendre pleinement les discriminations et les inégalités sociales, il ne suffit pas au citoyen démocratique d’être informé. Il lui faut faire l’expérience participative du discriminé, ce que permettent la littérature et le théâtre. On peut déduire de leurs réflexions que les écoles et les universités qui négligent les arts négligent les possibilités de favoriser la compréhension démocratique.

Nous devons cultiver les “yeux intérieurs” des étudiants. Les arts ont un double rôle à l’école et à l’université : enrichir les capacités de jeu et d’empathie de façon générale, et agir sur les points aveugles en particulier.

Cette culture de l’imagination est étroitement liée à la capacité socratique à critiquer les traditions mortes ou inadaptées, et lui fournit un support essentiel. On ne peut pas traiter la position intellectuelle de l’autre avec respect sans avoir au moins essayé de comprendre la conception de la vie et les expériences qui la sous-tendent. Mais les arts contribuent aussi à autre chose. En générant un plaisir lié à des actes de compréhension, de subversion et de réflexion, les arts produisent un dialogue supportable et même attrayant avec les préjugés du passé, et non un dialogue caractérisé par la peur et la défiance. C’est ce qu’Ellison voulait dire lorsqu’il qualifiait l’Homme invisible de “radeau de sensibilité, d’espoir et de divertissement”.

Dans toute démocratie moderne, l’intérêt national exige une économie forte et une culture d’entreprise florissante. Une économie prospère requiert quant à elle les mêmes aptitudes que la citoyenneté, et c’est pourquoi les tenants de ce que j’appelle “l’éducation à but lucratif” ou “l’éducation pour la croissance économique” ont adopté une conception appauvrie de ce qui est nécessaire pour parvenir à leurs fins. Mais, dans la mesure où une économie forte est un moyen au service de finalités humaines et non une fin en soi, cet argument est moins important que la stabilité des institutions démocratiques. La plupart d’entre nous ne choisiraient pas de vivre dans un pays prospère qui aurait cessé d’être démocratique. Et pourtant ce qu’on lit sur toutes les lèvres est le besoin d’une éducation qui favorise le développement national sous forme de croissance économique. C’est ce qu’énonçait récemment le rapport de la commission Spellings sur l’avenir de l’enseignement supérieur mise en place par le ministère de l’Education américain. C’est ce qui est mis en œuvre dans plusieurs pays européens, qui valorisent les universités et les formations techniques et imposent des coupes de plus en plus sévères dans les disciplines relevant des humanités. Les Etats-Unis n’ont jamais eu un modèle d’éducation strictement orienté vers la croissance. Contrairement à la quasi-totalité des pays du monde, nous possédons un modèle d’enseignement supérieur fondé sur la culture générale. Les étudiants doivent suivre pendant leurs deux premières années d’études un tronc commun très diversifié, comportant des disciplines relevant des humanités.

Il ne faut pas voir dans cette priorité donnée à la culture générale un quelconque vestige de l’élitisme. Les grands noms de la pédagogie américaine ont très tôt associé la culture générale à la formation de citoyens démocratiques informés, indépendants et doués d’une capacité d’empathie. Le modèle des liberal arts reste relativement fort mais, en cette période de crise économique, il est soumis à rude épreuve.

L’éducation pour la croissance économique suppose des compétences de base – savoir lire, écrire et compter. Elle suppose aussi que certains aient des compétences plus poussées en informatique et en technologie. L’égalité d’accès, toutefois, n’est pas d’une importance cruciale : un pays peut fort bien se développer alors même que sa population rurale pauvre reste illettrée et privée de ressources informatiques, comme en témoigne le cas de l’Inde. Cela a toujours été le problème du modèle de développement fondé sur le PIB par habitant. Il ne tient pas compte de la répartition et peut primer des pays ou des Etats qui présentent des inégalités inquiétantes. Cela est aussi vrai pour l’éducation : les pays peuvent accroître leur PIB sans trop se soucier de la répartition de l’éducation du moment qu’ils créent une élite technologique et commerciale compétente. En plus de compétences de base pour beaucoup et de compétences plus pointues pour certains, l’éducation pour la croissance économique suppose qu’un groupe de gens susceptibles de constituer une élite relativement restreinte aient une connaissance rudimentaire de l’histoire et du fait économique. Il faut toutefois veiller à ce que le récit historique et économique ne donne lieu à aucune réflexion critique sérieuse sur les inégalités de classe, d’origine et de sexe, et sur les chances de survie de la démocratie en présence d’inégalités massives. La pensée critique ne doit donc pas être une composante trop importante de l’éducation pour la croissance économique. La liberté de pensée de l’étudiant est dangereuse si le but est de former des travailleurs dociles techniquement efficaces et chargés d’exécuter les plans des élites visant à attirer les investissements étrangers et le développement technologique. Qu’en est-il des arts et de la littérature, auxquels les éducateurs démocratiques sont si souvent attachés ? L’éducation pour la croissance économique méprise ces pans de la formation de l’enfant, parce qu’ils ne semblent mener ni à l’enrichissement personnel, ni à la prospérité nationale. Mais elle les redoute aussi, car la compréhension de l’autre est un ennemi particulièrement dangereux de l’insensibilité morale nécessaire pour mener à bien des programmes de développement économique fondés sur les inégalités.

Former des travailleurs dociles et efficaces

Il est plus facile de traiter les êtres humains comme des objets à manipuler quand on n’a jamais appris à les considérer autrement. L’art est un grand ennemi de cette insensibilité, et les artistes (à moins qu’ils n’aient été totalement intimidés et corrompus) ne sont les serviteurs d’aucune idéologie, pas même d’une idéologie intrinsèquement bonne – ils demandent toujours à l’imagination de dépasser ses limites habituelles, de voir le monde sous des angles nouveaux. C’est pourquoi l’éducation pour la croissance économique milite contre la présence des humanités et des arts dans l’éducation élémentaire.

Il en va pourtant des arts comme de la pensée critique : nous nous rendons compte qu’ils sont indispensables pour atteindre l’objectif de la croissance économique. Les grands pédagogues de la formation commerciale savent depuis longtemps que la capacité d’imagination est la clé de voûte d’une culture d’entreprise saine. L’innovation suppose des esprits souples, ouverts et créatifs ; la littérature et les arts cultivent ces capacités. Quand elles sont absentes, la culture d’entreprise s’étiole rapidement. On embauche plus volontiers des diplômés ayant une formation généraliste que des étudiants plus spécialisés, parce qu’ils sont réputés avoir la souplesse et la créativité nécessaires à l’entreprise. Quand bien même notre seul souci serait la croissance économique, nous devrions malgré tout protéger l’enseignement humaniste et général.

Les arts, dit-on, coûtent trop cher. Nous n’en avons pas les moyens en période de difficultés économiques. Et pourtant les arts ne sont pas forcément si chers que cela. La littérature, la musique et la danse, le dessin et le théâtre : voilà de puissants vecteurs de plaisir et d’expression pour tous, d’autant qu’il n’y a pas besoin de beaucoup d’argent pour les favoriser. Je dirais qu’un type d’éducation qui sollicite la réflexion et l’imagination des étudiants et des enseignants réduit en réalité les coûts, en réduisant l’anomie et la perte de temps qu’induit l’absence d’investissement personnel.

Comment se porte l’éducation à la citoyenneté démocratique dans le monde aujourd’hui ? Mal, j’en ai bien peur. Elle va encore relativement bien à l’endroit où je l’ai étudiée, à savoir dans les disciplines de culture générale du cursus universitaire américain. Ce pan du cursus, dans des établissements comme le mien [l’université de Chicago], bénéficie encore d’un soutien généreux des philanthropes. On peut même dire qu’il œuvre pour la citoyenneté démocratique mieux qu’il ne le faisait il y a cinquante ans, époque où les étudiants n’apprenaient pas grand-chose sur le monde en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord, ou sur les minorités de leur propre pays. Les nouveaux domaines d’étude intégrés au tronc commun ont accru leur compréhension des pays non occidentaux, de l’économie mondiale, des relations intercommunautaires, de la dynamique du genre, de l’histoire des migrations et des combats de nouveaux groupes pour la reconnaissance et l’égalité. A l’issue d’un premier cycle universitaire, les jeunes d’aujourd’hui sont dans l’ensemble moins ignorants du monde non occidental que les étudiants de ma génération. L’enseignement de la littérature et des arts a connu une évolution similaire : les étudiants sont confrontés à un éventail de textes nettement plus vaste.

Nous ne pouvons toutefois pas relâcher notre vigilance. La crise économique a poussé de nombreuses universités à tailler dans les humanités et les arts. Ce ne sont certes pas les seules disciplines concernées par les coupes. Mais, les humanités étant jugées superflues par beaucoup, on ne voit pas d’inconvénient à les rogner et à supprimer totalement certains départements. En Europe, la situation est encore plus grave. La pression de la croissance économique a amené beaucoup de dirigeants politiques à réorienter tout le système universitaire – à la fois l’enseignement et la recherche – dans une optique de croissance. En Inde, la dévalorisation des humanités a débuté avec Nehru [à la fin des années 1940], qui entendait faire de la science et de l’économie les piliers de l’avenir du pays. Malgré sa passion pour la poésie et la littérature, Nehru estimait qu’elles devaient passer au second plan, derrière les sciences et la technologie, et il a eu gain de cause.

Dans l’enseignement primaire, les exigences du marché mondial ont poussé tous les pays à mettre l’accent sur les compétences scientifiques et techniques, tandis que les humanités et les arts étaient reformulés pour devenir eux aussi des compétences techniques appelant une évaluation par questionnaires à choix multiple (QCM). Les capacités imaginatives et critiques sur lesquelles ils reposent ont généralement été laissées de côté. Dans les pays qui, comme l’Inde, aspirent à capter une plus grande part du marché ou qui, comme les Etats-Unis, s’efforcent de préserver des emplois, ces capacités font figure d’accessoires superflus. Le contenu des programmes a sacrifié ce qui stimulait l’imagination et l’esprit critique au profit de ce qui était directement utile à la préparation des examens. Cette évolution des contenus s’est accompagnée d’une évolution de la pédagogie encore plus pernicieuse, qui évince des modes d’enseignement favorisant le questionnement et la responsabilité individuelle au profit du bachotage. A l’époque où les gens ont commencé à réclamer la démocratie, l’éducation a été repensée dans le monde entier pour produire le type d’étudiants correspondant à cette forme de gouvernement exigeante : non pas un gentleman cultivé, imprégné de la sagesse des temps, mais un membre actif, critique, réfléchi et empathique d’une communauté d’égaux, capable d’échanger des idées dans le respect et la compréhension des gens issus des horizons les plus divers. Aujourd’hui, nous continuons d’affirmer que nous tenons à la démocratie, et nous croyons aussi tenir à la liberté de parole, au respect de la différence, et à la compréhension des autres. Nous nous prononçons en faveur de ces valeurs, mais nous ne nous donnons pas la peine de réfléchir à ce que nous devons faire pour les transmettre à la génération suivante et assurer leur survie.

Note : Lexique Qu’entend-on au juste par humanités ? Pour Le Petit Robert, le terme, vieilli, désigne l’étude de la langue et de la littérature grecques et latines. Dans un sens plus actuel, il englobe – comme son équivalent anglaishumanities, très usité – l’histoire, la géographie, la philosophie, le droit, les langues et la littérature, etc., en gros toutes les disciplines qui n’entrent pas dans la catégorie des sciences dites “dures” ou “exactes”. Comment le notait en 2005 l’universitaire française Michèle Gally, le terme est inconnu dans les catégories de la recherche institutionnelle, où l’on préfère parler de “sciences humaines et sociales” ou de “sciences de l’homme et de la société”. En revanche, il est très prisé des écoles d’ingénieurs et il revient en force dans les universités, où il n’est plus rare de trouver des départements des humanités. Un Institut des humanités devrait également voir le jour prochainement au sein de l’université Paris-Diderot (Paris-VII).
@courrierinternational 24/06

INDE L’éducation selon Tagore

L’écrivain, compositeur, dramaturge, peintre et philosophe indien Rabindranath Tagore (1861-1941) débute ses expériences pédagogiques en fondant, en 1901, à Santiniketan, au Bengale-Occidental, un pensionnat qui accueille une poignée d’élèves. C’est à partir de ce projet initial qu’il concrétisera en 1921 l’idée d’une université alternative, en créant Visva Bharati, un établissement encore en activité aujourd’hui. Il réalise son entreprise humaniste grâce à la dotation du prix Nobel de littérature qu’il remporte en 1913. Dans l’esprit de Tagore, la musique et les beaux-arts devaient être au cœur des enseignements, au sein d’un établissement qui se voulait un centre intellectuel et économique à la fois, et où l’on participait à tous les aspects de la vie sociale grâce à des

interactions étroites entre la petite ville de Santiniketan et l’université. “L’école rejetait le système scolaire introduit en Inde par le colonisateur britannique. Le programme de l’école était donc en rupture avec la façon dont le reste du pays concevait l’enseignement. La simplicité était un principe cardinal. Les cours avaient lieu en plein air, à l’ombre des arbres, là où l’homme et la nature entrent dans une relation harmonieuse et immédiate. Les professeurs et les élèves partageaient la même vie socioculturelle”, peut-on lire sur le site Internet de Visva Bharati, qui possède depuis 1951 le statut d’université centrale. On y enseigne les langues, les mathématiques, la musique, les arts plastiques, l’histoire et même l’agronomie.

Voici une émission intéressante. Je vous conseille de l’écouter : France Inter – 2000 ANS D’HISTOIRE. Production : Patrice GELINET – Realisation : Anne Kobylak – Invites : Yves Lacoste – Description : « La conquête de l’Algérie » : – Site Internet : http://www.franceinter.c om
http://rf.proxycast.org/m/media/273073201426/c=culture/p=France+Inter+-+2000+ANS+D%27HISTOIRE_14864/l3=20100602/l4=/http://media.radiofrance-podcast.net/podcast09/14864-02.06.2010-ITEMA_20229915-0.mp3